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Le bréviaire de Fairing
9 juillet 2015

Défendre la Grèce est aussi une question de morale (malgré qu'en ait Lordon)

Oedipe Pasolini
Oedipe-roi - Pasolini, 1967

Article implacable de Frédéric Lordon sur le crépuscule d’une époque. Cependant, il faut quand même revenir sur un passage auquel je ne saurais souscrire sans réserve (c’est moi qui souligne) :

« Comme toujours la chasse aux lièvres sera ouverte et l’on verra le commentaire se précipiter avec passion sur toutes les fausses pistes : l’irresponsabilité des uns, l’égoïsme des autres, le défaut de solidarité de tous. Soit le fléau du moralisme. Car le moralisme est bien cette pensée indigente qui rapporte tout aux qualités morales des acteurs sans jamais voir ni les structures ni les rapports : rapports de force, de convenance ou de disconvenance, de compatibilité et de viabilité. […]
Le droit des Allemands de ne pas vouloir voir enfreintes les règles auxquelles ils tiennent par-dessus tout est finalement aussi légitime que celui des Grecs à ne pas être précipités aux tréfonds de la misère quand on les leur applique. […] Ceci en tout cas n’a rien d’une question de morale, c’est une question de structures, capables ou non d’accommoder des forces politiques centrifuges au sein d’un ensemble mal construit, et menacé d’une perte complète de viabilité pour n’avoir pensé aucune régulation de la divergence. »

Il me semble ici reconnaître, sous un emballage discursif plutôt adroit, un artifice rhétorique de nature tactique, une astuce illusoire et périlleuse pour se faire entendre des sourds en face, qui, de toute façon, n’entendront pas davantage raison. Certes, il ne s’agit pas pour ma part de nier que la question des structures et des rapports soit importante (mais là encore il faudrait en faire la généalogie et, dans cette recherche, on retomberait sans doute sur des questions de morale). Il ne s’agit non plus de négliger les dangers d’une posture morale qui fasse l’économie (ah quelle belle acception de ce mot !) de la pensée.

Je sais bien ce que la rhétorique impose pour anticiper ripostes et accusations, mais peu importe, il ne faut rien lâcher. La lucidité et la sincérité exigent de revendiquer les enjeux moraux, malgré qu’on en ait, même en politique. Car c’est précisément la question morale qui souffle justement que non, décidément, l’intransigeance des Allemands n’a pas le même niveau de légitimité que le refus grec à se laisser étrangler. Il ne faut surtout pas se priver du recours au jugement éthique en cette époque de guerre qui ne dit pas son nom, même si cet argument est inaudible aujourd’hui. Il faut porter haut et fort le souci de l’humain, le sens de l’honneur et en appeler, sinon à la morale qui est un bien grand mot, du moins au respect de certaines formes de décence. Ce serait faire injure au peuple allemand, et plus encore à la minorité en son sein qui continue de soutenir la Grèce, que de renvoyer les deux parties dos à dos quant à cette question. Ce serait tout simplement sacrifier à une forme d’essentialisation dangereuse qu’il faut refuser.

L’indécence de l’époque, si bien représentée par ces journaux gavés d’aides publiques qui font des Unes contre les aides sociales, ou encore par l’obsession de nos sociétés modernes qui érigent des murs contre d’autres humains, est aussi fondée sur de progressives auto-immunisations et sur l'extension du domaine de la crapulerie individuelle. Certains choix se font en pleine lumière, il faut le répéter, il faut en témoigner. Restons fidèles aux mots de Kant dans ses Essais philosophiques sur la paix perpétuelle :

« Il n'y a donc pas objectivement (en théorie) d'opposition entre la morale et la politique. Subjectivement, au contraire (par une suite du penchant égoïste des hommes; je dirais dans la pratique, si cette expression ne supposait pas une conduite fondée sur les maximes de la raison), il y a et il y aura toujours une opposition de ce genre, car elle sert d'aiguillon à la vertu. Son vrai courage, dans le cas présent (selon la maxime : tu ne cede malis, sed contra audenlior ito [Traduction : « Pour toi, ne cède pas à l’adversité, mais au contraire marche avec plus d’audace», tiré de Virgile, L’Enéide, VI, 95], consiste moins à braver avec une ferme résolution les maux et les sacrifices qui peuvent nous être imposés qu'à attaquer et à vaincre au-dedans de nous le mauvais principe, dont l'artificieux mensonge et les sophismes perfides tendent sans cesse à nous persuader que la fragilité humaine justifie tous les crimes.
[...]
Telles sont les déplorables conséquences auxquelles on est inévitablement conduit, quand on n'admet pas que les purs principes du droit aient de la réalité objective, c'est-à-dire qu'ils soient praticables. Quoi que puisse objecter la politique empirique, c'est d'après ces principes que doivent agir le peuple dans l'État et les divers États dans leurs rapports entre eux. La vraie politique ne peut donc faire un pas sans avoir auparavant rendu hommage à la morale; et, si la politique est par elle-même un art difficile, jointe à la morale, elle cesse d'être un art, car celle-ci tranche les nœuds que celle-là ne peut délier, aussitôt qu'elles ne sont plus d'accord. Les droits de l'homme doivent être tenus pour sacrés, quelque grands sacrifices que cela puisse coûter au pouvoir qui gouverne. On ne saurait faire ici deux parts égales et imaginer le moyen terme d'un droit soumis à des conditions pragmatiques (tenant le milieu entre le droit et l'utilité) ; mais toute politique doit s'incliner devant le droit, et c'est ainsi seulement qu'elle peut espérer d'arriver, quoique lentement, à un degré où elle brille d'un éclat durable. »

 

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