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Le bréviaire de Fairing
7 décembre 2015

Il faut sauver le soldat "Etat" (Lecture d'Imperium de F. Lordon)

« J’éprouve que je suis responsable d’un monde que je n’ai pas créé » Brice Parain (cité dans Critiques Littéraires – Situations I, Aller et retour, Jean-Paul Sartre).

 

P1120461

Marseille, janvier 2015

 

Le dernier opus philosophique de Frédéric Lordon pourrait se résumer en deux phrases formulées à la page 240 : « La pensée libertaire ne veut pas voir le vertical. Elle ne veut pas voir non plus la violence. » Il s’agit pour l’auteur de rappeler à « ses amis » la nécessité de l’Etat, une nécessité non pas conjoncturelle, mais substantielle, inhérente à tout regroupement humain, qu’il est vain et puéril de vouloir abolir, puisque c’est l’émanation propre à toute association. Bien sûr, la démonstration ressemble parfois à un tour de passe-passe : il aura d’abord fallu bien vider le concept d’Etat de tout contenu connu (notamment de son incarnation historique actuelle) et l’avoir rendu suffisamment creux, à travers la notion assez explicite d’Etat général (comme on dit « idée générale »), à vrai dire l’avoir pressé à tel point que ne demeure que le mince film d’un emballage passe-partout, aussi léger qu’une abstraction, pour réussir le tour de force de pouvoir l’appliquer à n’importe quelle réunion d’individus. A suivre cette logique-là, il pourrait y avoir de l’Etat (général) du moment que deux êtres humains se croisent. Certes, l’auteur proteste en évoquant des seuils et le niveau national, mais il n’aborde que très peu les mécanismes de cette arithmétique du groupement, donc on reste un peu sur notre faim sur ce plan-là.

Le tout excède la somme des parties et cette espèce de surplus que produit toute collectivité, cette sorte de supplément d’âme, qui, comme la fumée des conclaves (habemus papam), vient flotter au-dessus de chacun, c’est précisément le vertical, l’institution, l’Etat, bref l’imperium… En fait on ne peut pas vraiment utiliser le terme de « transcendance », puisque cette nuée aristophanesque vient d’ici-bas, de nous, de l’intérieur de la multitude par auto-affectation, donc ce sera de l’immanence transcendante… Et voilà surtout où veut en venir Lordon : l’Etat c’est bel et bien nous. Merdre, dirait l’Ubu… L’argumentation est parsemée d’attaques ironiques contre la « gauche critique », les « internationalistes », les « libertaires ». Certains y sont qualifiés de « demeurés », on ne s’en plaindra pas, c’est le jeu en même temps que le style de l’auteur, et même ça épice un propos qui, sans ça, tournerait souvent au pensum. Sa lecture risque néanmoins de provoquer chez le plus timoré des anarchistes l’envie d’imiter le Strepsiade d’Aristophane en mettant le feu au livre, aux institutions, et à la maison de Socrate-Lordon lui-même. C’est que comme l’indique Renaud Garcia dans sa critique (« Lordon’s calling », CQFD n° 137, novembre 2015), « on a souvent l’impression, à parcourir les pages où Lordon tient tant à se démarquer de la « pensée libertaire », que notre philosophe critique en réalité un homme de paille soigneusement confectionné par ses soins. » (http://cqfd-journal.org/Lordon-s-Calling). Et Dieu sait (façon de dire) que la paille est inflammable, comme l’a montré l’affaire des paillotes.

Evidemment, quand on a posé que « tout ce qui arrive à la multitude vient de la multitude », on est obligé de se poser la question de la responsabilité. Un article récemment paru sur son blog « La pompe à phynance » (du Monde Diplomatique : http://blog.mondediplo.net/2015-11-30-Ce-que-nous-pouvons) tente, entre autres, de dissiper de possibles malentendus. Car il s’agit d’éviter de franchir le Rubicon et de penser que « le corps social n’a finalement que ce qu’il mérite ». Cette pensée réflexe est très tentante, notamment après certains événements, comme le tout récent premier tour des élections régionales. Il faut dire que, venant du cœur, le « Ah les cons » de Daladier sur le tarmac du Bourget trouverait là matière à recyclage. Le peuple, comme le suggérait le régime de la RDA en juin 1953, est souvent très décevant, et il y a des jours de déprime où nous revient en mémoire la proposition ironique de Brecht de le dissoudre. Contre ce « sentiment d’impuissance fataliste », il s’agit de comprendre que si les golems nous échappent toujours un peu, il faut sans relâche s’activer pour « remettre la main dessus ».

La démarche de Lordon, et c’est un compliment, rappelle un peu les cours de Pierre Bourdieu (« Sur l’Etat ») au Collège de France. Il reproduit ce moment où Bourdieu renvoie dos à dos la vision par les agents de l’Etat à  propos de l’Etat comme lieu neutre et comme condition de possibilité des conflits grâce à une sorte d’accord sur les désaccords et sur la façon de les résoudre, et une vision plus diabolique, de tradition marxiste, où l’Etat ne serait que répression au profit des dominants, dans une représentation flattant les dispositions adolescentes de révolte contre les contraintes. Ce ne sont que visions à fronts renversés, qui réduisent l’Etat à ses fonctions sans se poser la question de l’être et du faire de l’Etat, qui, pour Bourdieu, est le nom des principes de l’ordre social, sorte de dieu toujours caché, parce qu’à nos yeux allant de soi, comme l’excédence invisible qui pèse sur nous. Il faudra sans doute y revenir plus en détail...

Imperium - Structures et affects des corps politiques, Frédéric Lordon, aux éditions La Fabrique 2015.

 

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