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Le bréviaire de Fairing
27 janvier 2015

Réflexions sur le Comité Invisible et l'Etat

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Dans le post précédent, j'ai retranscrit une intervention de Frédéric Lordon, dans laquelle il s'opposait à certaine conception théorique commune aux pensées libertaire et libérale, et supposément à celle du Comité Invisible, selon laquelle l'Etat serait exogène à la communauté, et donc (je simplifie) une hypothèse dispensable, et partant, suppressible.

« Qu'est-ce que c'est que ce schème de l'Etat exogène ? Eh bien c'est l'idée qui consiste à dire : il y a d'abord le bon rassemblement des individus, les uns l'appellent société civile les autres, je ne sais pas, multitude (des fois), singularité quelconque, ce n'est pas très important, il y a d'abord ce bon rassemblement, qui vient malencontreusement se faire coiffer par une entité fondamentalement exogène, venue on ne sait d'où, mais du dehors, et hétérogène au bon rassemblement lui-même, et qui par conséquent va l'asservir. »

L’une des réponses possibles serait de dire que cette objection est infondée en ce qui concerne le Comité Invisible, car elle s'attaque à un point déjà abandonné par celui-ci. C'est que les auteurs de « A nos amis » montrent que la question du pouvoir n'est plus tant celle du pouvoir sous l'espèce de l'Etat - en plein délitement aujourd'hui - que celle du pouvoir sous la forme de gouvernement. Et dès lors, la tâche révolutionnaire se complique, car, alors que les différentes structures du pouvoir d'Etat constituaient  (dans la phase précédente) en quelque sorte des cibles solides, identifiables, qui offrent plus ou moins des prises possibles à la contestation, le pouvoir spécifique du gouvernement est un ensemble de plus en plus diffus, de nature liquide ou gazeuse, et à la fois omniprésent et insaisissable, et dont la forme rêvée par certains se niche sans doute dans la notion de « gouvernance » modèle Troïka.

En gros, pour le Comité invisible, l'Etat c'est déjà du passé. Et si l'on prend au sérieux l'hypothèse que le pouvoir a déserté les institutions, comme ils l'écrivent, on est bien obligé d'admettre qu'abolir l'Etat n'est pas l'enjeu de l'insurrection. D'ailleurs, le Comité Invisible prend soin, à chaque fois qu'il parle de destitution, de préciser qu'il s'agit bien de destituer le pouvoir.

Mais voilà : est-ce que la distinction Etat-gouvernement est de nature à changer les données du problème en ce qui concerne l’hétérogénéité du pouvoir ? Il faut dire que le Lordon est malin, car il nous sort sa clause décisive que constitue le « en dernière analyse » : « la réalité c'est que l'Etat c'est nous, mais que c'est nous en dernière analyse, clause théoriquement tout à fait décisive ». Après tout, dans cette phrase, on pourrait très bien remplacer l’Etat par le gouvernement. S’il y a clairement un refus du gouverner, un refus du gouvernement dans « A nos amis », on peut y lire aussi comme un appel à reprendre les territoires, à habiter pleinement sa rue, son quartier, les équipements, sa colline, son espace. Par conséquent, dans ce sens, la commune c’est moi (tiens !), l’espace public est à mon intention, il ne m’appartient pas, il n’appartient à personne, mais je l’habite, et j’ai le droit de l’habiter, il n’y a aucune faveur dans ce fait. Et ce nouveau rapport au monde, c'est une manière de « remettre la main sur les golems ». Je reviendrai plus loin sur l’expression « en dernière analyse ».

Essayons cependant de déterminer précisément un extrait du livre qui affirmerait que l’Etat, ce n’est pas nous. Par exemple, ne faudrait-il pas déceler dans le passage suivant (page 73) l'origine de l'objection de Frédéric Lordon :

« Nous croyons encore à la fable qui veut que tout pouvoir constitué s’enracine dans un pouvoir constituant, que l’État émane de la nation, comme le monarque absolu de Dieu, qu’il existe en permanence sous la constitution en vigueur, une autre constitution, un ordre à la fois sous-jacent et transcendant, le plus souvent muet, mais qui peut surgir par instants telle la foudre. Nous voulons croire qu’il suffit que « le peuple » se rassemble, si possible devant le parlement, qu’il crie « Vous ne nous représentez pas !», pour que par sa simple épiphanie le pouvoir constituant chasse magiquement les pouvoirs constitués. Cette fiction du pouvoir constituant ne sert en fait qu’à masquer l’origine proprement politique, fortuite, le coup de force par quoi tout pouvoir s’institue. Ceux qui ont pris le pouvoir rétroprojettent sur la totalité sociale qu’ils contrôlent désormais la source de leur autorité, et la feront ainsi taire légitimement, en son propre nom. Ainsi réalise-t-on régulièrement la prouesse de faire tirer sur le peuple au nom du peuple. Le pouvoir constituant est l’habit de lumière dont se revêt l’origine toujours sordide du pouvoir, le voile qui hypnotise et fait croire à tous que le pouvoir constitué est bien plus que ce qu’il n’est. »

Si tel est le cas, on serait face, semble-t-il, à une opposition théorique totale. Pour le Comité, la proposition « l'Etat émane de la nation » est une fable, pour Lordon, c'est un fait incontournable. Mais là encore, l’opposition me semble de façade pour tout dire. Qu’il y ait une part de productivité de la multitude (c’est-à-dire « nous ») qui façonne le pouvoir d’une certaine façon sur la durée ne s’oppose pas au coup de force originel, instantané de la nouvelle autorité. Là encore c’est une question de phases temporelles différentes.

Un autre point essentiel me semble qu’il manque dans la démonstration de Lordon une définition claire de ce que l’expression « en dernière analyse » recouvre vraiment pour lui. Car s’il s’agit de simplement dire que l’Histoire est faite par les hommes, consciemment ou non, ce n’est pas d’une utilité pratique très évidente. En fait, il semble que l’enjeu, pour Lordon, d’après la conclusion de son exposé, réside dans la démonstration que, puisque l’Etat est une production endogène, non seulement on ne peut pas s’en débarrasser (mais on a vu que ce point n’est pas, jusqu’au prochain démenti, opposable au Comité), mais encore que son évolution, pour ne pas dire sa dérive probable, exige une vigilance de tous les instants et que donc le combat est à recommencer sans cesse. Or ceci n’est pas une objection et donc là aussi l’attaque manque sa cible, car ce point est très clairement énoncé dans le livre. Citons la page 39 : « Il n’y aura jamais de paix sur la  terre. Abandonner l’idée de paix est la seule paix véritable. » Ou encore page 169 en conclusion d'un chapitre : « Mais si nous acceptons la guerre civile, y compris entre nous, ce n’est pas seulement parce que cela constitue en soi une bonne stratégie pour mettre en déroute les offensives impériales. C’est aussi et surtout parce qu’elle est compatible avec l’idée que nous nous faisons de la vie. En effet, si être révolutionnaire implique de s’attacher à certaines vérités, il découle de l’irréductible pluralité de celles-ci que notre parti ne connaîtra jamais une paisible unité. En matière d’organisation, il n’y a donc pas à choisir entre la paix fraternelle et la guerre fratricide. Il y a à choisir entre les formes d’affrontements internes qui renforcent les révolutions et celles qui les entravent. »

[Edit 28/01/2015: ajout de l'allusion aux golems]

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