Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le bréviaire de Fairing
17 février 2016

Comment bâcler la conclusion de son documentaire ?

Fret-960x540
© La Compagnie des Taxi-Brousse

 

 « Cargos, la face cachée du fret » est le titre d’un documentaire de Denis Delestrac (2016) récemment passé sur France 5 et accessible jusqu’à hier en replay.  A partir du constat que la majeure partie de ce que nous consommons (90% affirme la voix off) vient de l’étranger et transite sur mer par conteneur, on peut dire que le transport maritime a pris les commandes de notre société. Le paradoxe est qu’il demeure largement invisible pour le consommateur et le citoyen.

 

Un tour de passe-passe qui semble faire disparaître les distances (économiquement)

Cette industrie semble avoir aboli les distances et propose de transporter des marchandises sur des milliers de kms pour un coût dérisoire. L’enjeu principal du film (même si ça n’apparait pas dans la conclusion mais je reviendrai sur ce point) est de suggérer que ce prix est anormalement bas et qu’il repose sur la prise en charge par la société elle-même de divers coûts cachés, véritablement désastreux pour les populations et l’environnement. Contrairement à une idée reçue, la différence des salaires entre pays ne saurait expliquer à elle seule la mondialisation, car ce n’est qu’à partir du moment où l’on a un coût très bas du transport que l’utilisation d’une main d’œuvre bon marché à l’étranger devient profitable. C’est donc bel et bien parce que les distances pèsent relativement peu dans le prix final qu’une entreprise peut traiter le monde entier comme les parties d’une même usine, là où auparavant on devait s’appuyer sur de très grandes usines, avec, sur le même lieu, l’entrée des matières premières d’un côté et la sortie des produits finis en fin de chaîne. Le transport maritime a tout changé en réduisant drastiquement le coût du kilomètre parcouru et en rendant ainsi possible une collaboration à l’échelle planétaire. L’étiquette d’un produit  qu’on vient d’acheter ne dit par conséquent qu’une infime partie de l’histoire : le « made in » ne concerne que la phase d’assemblage final et ne dit pas, par exemple, que le coton de telle veste qu’on vient d’acheter vient des Etats-Unis, mais a été tissé et teint en Inde, que les boutons ont été fabriqués au Viêt-Nam, à partir de plastique collecté en Europe, puis transformé en Chine : « Au total, nous dit le commentaire, 48000 km, plus que la circonférence de la Terre, ont été parcourus et tout ça pour le prix modique d’un ticket de métro. »

Un système où les marchandises fabriquées localement sont plus chères que celles qui viennent de l’autre bout du monde devrait logiquement interroger chacun. Il y a manifestement quelque chose de pourri dans le royaume du shipping.

 

Opacité à tous les étages

Cette industrie aux 60 000 vaisseaux, immense et omniprésente, ne se laisse pas facilement approchée et garde jalousement ses secrets. D’ailleurs, pour des raisons de gigantisme et de capacité d’accueil, elle s’est éloignée des centres et des villes, diminuant par la même occasion sa visibilité. Le paradoxe est total : plus les bateaux grandissent, moins ils peuvent être vus par tout un chacun. C’est ce que l’on désigne par l’expression « cécité des mers ». Et si les dimensions des plus gros porte-conteneurs sont titanesques, c’est pour répondre à des économies d’échelles, car plus on transporte, plus le coût baisse. Au départ, c’est l’invention du conteneur qui a permis de réduire les coûts, en permettant la rapidité de chargement et de déchargement des marchandises. Il est ainsi devenu rentable pour des pécheurs écossais d’expédier leurs morues en Chine pour les découper, puis de les renvoyer en Ecosse pour les congeler, avant de les vendre dans le monde entier, au mépris de toute logique environnementale.

Par ailleurs, sauf exception, seuls l’expéditeur, qui remplit et pose les scellés, et le destinataire savent ce qu’il y a dans ces conteneurs. Ni l’équipage, ni la compagnie ne sont au courant. L’un des secrets de l’industrie est le très faible niveau de contrôle des contenus, cela ralentirait le rythme. Au détriment de toutes les règles de sécurité nationale et internationale, l’inspection par les services de lutte contre la drogue et le crime ne concernent que 2% des « boîtes ». Le bureau en charge de ces contrôles découvre pourtant régulièrement de la drogue, de la contrefaçon et des armes en ouvrant les portes de ces conteneurs. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que, selon certaines estimations, plus de la moitié des narcotiques arrivent en Europe et aux Etats-Unis par ce moyen. Tout repose sur la confiance dans les déclarations des entreprises utilisatrices de ce service. Etonnamment, cela ne semble pas gêner le directeur de l’office de lutte contre la drogue et le crime qui, dans une touchante naïveté, déclare devant la caméra sa conviction que la plupart des acteurs veulent respecter la loi et qu’il n’est donc pas nécessaire d’augmenter ce taux d’inspection.

La plus puissante des compagnies maritimes illustre assez bien cette opacité du secteur, souvent composé par des entreprises familiales à l’origine. Maersk, un conglomérat danois, très bien implanté dans le transport d’hydrocarbure, a été fondé par le magnat John Fredriksen, qui est soupçonné d’avoir fait fortune dans des conditions assez troubles, marquées notamment par le vol du pétrole de ses clients, affirme l’un des intervenants du documentaire.

 

La recette miracle du transport à bas prix : le pavillon de complaisance

La haute mer n’étant pas juridiquement rattachée à une législation nationale particulière, les bateaux sont soumis aux lois du pays de leur pavillon. Ce principe a entraîné la multiplication de ce qu’on appelle des pavillons de complaisance : le jeu consiste à choisir le pavillon d’un des pays les moins contraignants en matière de fiscalité, de sécurité du navire ou de droit du travail. L’industrie maritime tend à profiter des personnes vulnérables, en recrutant une main d'œuvre bon marché dans les pays en voie de développement, avec la complicité des gouvernements qui encouragent et bénéficient de ces pratiques (exemple cité : les Philippines). Les navires sont de véritables prisons ambulantes pour les marins, embarqués pour 6 ou 9 mois, souvent sans possibilité de connexion internet à bord et avec une moyenne hebdomadaire de travail de 72 heures. Dans ces conditions, on estime que 60% des accidents sont d’origine humaine et environ 2 000 marins perdent la vie chaque année. Enfin, on dénombre plus de 120 naufrages de navires de grosse taille par an.

 

Une activité désastreuse sur le plan écologique

Non seulement les négligences de l’entretien des bateaux sont souvent à l’origine des marées noires, mais la pollution est aussi la conséquence d’actes délibérés, à l’exemple des dégazages ou déballastages.  Outre leur toxicité et leur pouvoir contaminant, ces rejets favorisent la prolifération d’espèces invasives, avec des dangers sur l'environnement et l'équilibre de la vie marine.

De plus, cette industrie utilise l’un des carburants les plus sales au monde, constitué de fioul résiduel et surchargé en soufre, responsable de gigantesques émissions de gaz à effet de serre, à un niveau tel qu’on a calculé que l’impact d’un seul navire sur la couche d’ozone est équivalent à celui de 50 millions d’automobiles.

La population des abords immédiats des zones portuaires souffre dès lors de multiples problèmes de santé, et même certaines enquêtes concluent à des impacts jusqu’à l’intérieur des terres. Ainsi, on estime à 60 000 le nombre de personnes mourant prématurément des effets de la pollution du trafic maritime.

 

Une spirale infernale

L’Organisation Maritime Internationale, institution rattachée aux Nations Unies en charge des normes de sécurité et de la prévention des pollutions, se donne pour objectif d’assainir la flotte. Mais le temps nécessaire de cette modernisation correspond à la durée de vie moyenne des navires qui est de 30 ans. Un rythme beaucoup trop lent à l’aune des urgences du changement climatique. D’ailleurs, le financement de cette organisation par les Etats membres, à proportion même du nombre de navires sous pavillon, pose question, puisqu’elle est dépendante de ceux qui ont le moins d’intérêts à faire évoluer le secteur. Evidemment, ce ne sont même pas les populations de ces pays qui bénéficient des retombées économiques de cette industrie, à l’instar du Libéria où la pauvreté reste un fléau.

Par ailleurs, la situation est d’autant plus inextricable que la pollution causée par le transport maritime accélère le réchauffement climatique, et ce dernier, en faisant fondre la banquise au pôle Nord, est en train d’ouvrir de nouvelles routes, ce qui aura pour conséquence, si rien n’est fait, d’élargir le terrain d’action des navires. Ainsi, la pollution crée des opportunités nouvelles et profite directement aux pollueurs. Une sorte de spirale infernale où les principaux responsables ont tout intérêt à continuer leurs mauvaises pratiques.

 

Une conclusion ratée

Après un tel réquisitoire, on s’attendrait à une remise en cause du système dans son intégralité. Mais le documentaire choisit de faire dans l’eau tiède. Cela débute pourtant bien avec une intervention de Chomsky qui replace le contexte néolibéral grâce auquel tout cela est possible : « L’entreprise capitaliste est extrêmement destructrice. Pour elles les répercussions sociales ne comptent pas. Mais on ne peut pas l’accuser de prendre part au jeu, et le but de ce jeu c’est de faire autant d’argent que possible. Alors immatriculer son navire au Libéria ou au Panama, c’est juste une autre façon de jouer à ce jeu et de s’assurer que la population paiera la facture et qu’on continuera à faire des profits. »

La suite est proprement stupéfiante. Après avoir déclaré que « le fret maritime est de loin le moyen le plus efficace de transporter des marchandises. C’est un atout énorme dont nous avons tous besoin pour répondre à notre demande sans cesse croissante », les dernières minutes sont consacrées à un discours lénifiant sur la possibilité de faire changer cette industrie, d’améliorer l’efficacité énergétique des navires, le rendement des moteurs, la qualité des coques, d’innover en matière de propulsion. On nous ressert la recette gagnant-gagnant, moins de pollution et plus de profits pour les compagnies, bref avant tout des solutions techniques pour que tout continue comme avant, sans même poser la question de nos modes de vie et de consommation, à part pour évoquer un étiquetage  plus transparent. Il est regrettable qu’à partir d’un si bon diagnostic, l’ordonnance du médecin ne se réduise qu’à cet emplâtre sur jambe de bois.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
C
La conclusion repose sur les énormes efforts que font les Etats Membres de l'OMI pour faire progresser ce secteur vers une responsabilité sociale et écologique. Lisez ce qui se fait sur le site de l'OMI : www.imo.org + Twitter. Cordialement
Répondre
Le bréviaire de Fairing
Publicité
Le bréviaire de Fairing
Archives
Me suivre sur Twitter
Visiteurs
Depuis la création 47 570
Publicité