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Le bréviaire de Fairing
20 janvier 2016

A propos de nos intimités rabougries

 

Autoportrait_Jeanne_Malivel
Autoportrait - Jeanne Malivel

Il semble que ce que nous appelons « intimité » dans notre monde technologique se réduise de plus en plus en un ensemble de données numérisées et soit devenue une notion extérieure et digitale. Entre temps s’est opérée la dissolution progressive d’un espace ancien, dont la nature était d'être précisément impénétrable à l'analyse, insondable, inaccessible, toujours rebelle à la "capture". Ce glissement de sens n'est pas anodin, il reflète, à mon sens, une évolution profonde du rapport à soi-même. Ce que nous protégeons n'est qu'un ersatz d'intimité, une intimité au rabais faite de données quantifiables et de petits secrets dérisoires et prosaïques. Comme si la connexion devenue permanente réduisait le champ de notre intimité, ne réservait plus qu'un espace réduit au dialogue intérieur. La distance de soi à soi s'accroit, l'écran s'interpose, et, à proprement parler, fait écran. L'introspection devient exception, la diversion opère et soulage.  Dans ce cadre, c’est bien notre intimité elle-même qui a subi une forme de rabougrissement, à mesure que notre temps de « connexion » augmentait.

Car, dans un premier élan, on peut prétendre que ce n’est pas si dramatique, puisque ceux qui scrutent nos vies ne s'intéressent évidemment pas, à proprement parler, à nos « intimités », ce ne sont pas des hackers des cœurs et des âmes. Ils n’ont que faire de ce que nous sommes. Ce qu’ils récoltent ne sont que des bribes qui n’ébrèchent en rien notre être intérieur, inexploitable et sans intérêt commercial. Tant pis pour notre orgueil : nos individus, nos êtres profonds ne craignent rien, il n'y a d'ailleurs presque plus rien à dérober, ce ne serait que l'effraction d'un entrepôt vide. La paranoïa augmente à proportion de l'insignifiance du danger. Il faudrait au contraire nous voir inconsolables, solitaires accrochés à des claviers, tentant de jeter par la fenêtre de nos navigateurs des fragments de nos vies, des tessons de nos êtres, essayant vainement d'égratigner le virtuel, dans l'espoir de l'obole d'une attention, d'un like anonyme. Comme une plongée au milieu de la foule, à la quête d'un regard qui briserait nos dérélictions connectées, et qui nous révélerait vivants. Plus grave qu'être étranger à soi-même, être mort à soi-même.

Ce qui est tragique, pour tout dire, c’est bien cette déréliction et cette « intimité » que nous avons perdue, non pas à la suite d’un vol par effraction, mais bel et bien à cause de servitudes volontaires. Et cette perte est à la fois infime et précieuse. Ce monde devient impasse, la fuite n'est plus possible. Nous nous faisons barrage. Notre solitude change de nature, elle s'aggrave en s’appauvrissant, devient à la lettre désespérée, dénuée d’espoir, plus accablante. Le soi n’est plus un moi. Nous ne sommes plus que des ombres du web, des fantômes du réseau, aux identités empruntées, marionnettes sans âme, avatars déstructurés. La rêverie est un vieux rêve, le sable gagne nos imaginaires et l'intériorité s'atrophie, se morcelant en profils numériques. La monade de Leibniz était sans fenêtre, je crains que notre destin soit de n'être plus que fenêtres.

Et ce qui est surtout inquiétant : c’est ce même recouvrement progressif qui nous condamne à ne plus voir l’occultation à l’œuvre. Dans ce contexte, il n’est plus question d’oubli, mais plutôt d’oubli de l’oubli, à tel point que l’arrachement n’est plus envisageable. Il est trop tard pour refermer les fenêtres, nous ne savons plus vivre nos intérieurs. C’est un savoir-être égaré, et s’y risquer, ce serait comme rompre ses propres amarres. Il est à craindre que déjà nous ne pouvons plus que penser l’oubli.

(30/12/2013)

 

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