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Le bréviaire de Fairing
18 mars 2015

Autopsie d’un vers de Goldman

Voici un extrait d'une des chansons très célèbres de Goldman, "Puisque tu pars" :

« [...] Et puisque tu penses
Comme une intime évidence
Que parfois même tout donner n'est pas forcément suffire [...] »

J’avoue que la construction du dernier vers m’a toujours semblé surprenante, bien qu’il me soit difficile de définir précisément l’origine de ce sentiment, et surtout sans jamais parvenir à conclure à l’incorrection de la tournure. Le sens est a priori évident : « Tout donner ne suffit pas dans certains cas ». En jouant sur l’ambiguïté de l’expression « tout donner », les effets de sens néanmoins se multiplient. Dans la situation décrite, la formule peut s’adresser à l’autre, ou bien à soi-même. Dans le premier cas, on estime que l’autre ne sera jamais en mesure de satisfaire à nos attentes, dans le second, on pense que tous nos efforts seront vains dans le contexte où l’on se trouve.

Creusons cette sensation de malaise qui, nous allons le voir, peut nous permettre de dégager de nouvelles subtilités encore inaperçues. Commençons par relever que l'accumulation des éléments adverbiaux : « parfois », « même », « tout », « pas forcément » n’est pas du meilleur effet, mais là n’est pas l’essentiel. Ma gêne tient surtout à l'utilisation de la forme infinitive, qui plus est en attribut du sujet, de ce verbe particulier qu'est « suffire ». Particulier parce que, notamment, il est occasionnellement impersonnel. La surprise vient du fait qu’on attendrait naturellement l’usage de l’adjectif : « tout donner n’est pas forcément suffisant ». En fait, il est probable que l’emploi de l’infinitif induise ici une acception de ce verbe qui exclut le mode impersonnel supposément exigé ici. Selon cette interprétation, utiliser la forme « suffire » de manière ainsi absolue modifie le sens de la phrase, provoquant un glissement déroutant du sujet : « suffire » est attribut du sujet verbal « tout donner », mais son sujet réel devient la personne elle-même. Le sens alors de « suffire » est, selon le TLFI, « d’être capable à soi seul de produire l'effet recherché, d'assurer une tâche, de faire face à une situation », définition illustrée par la citation suivante :

« Depuis son enfance, Agathe a vécu dans la terreur de voir se remarier cette mère adorée dont la figure altière semblait dire au monde: je suffis (MORAND, Clef souterr., 1956, p. 62) »

Le sens général de la formule n’en est évidemment pas radicalement changé, mais la perspective en est sensiblement modifiée, comme si une instanciation subjective était à l’œuvre. Ce vers apparait par conséquent, pour le dire comme Verlaine, telle une « chose envolée », on sent qu’il fuit, qu’il ne cesse de nous échapper.

Et vous, avez-vous ressenti la même chose ?

 

 

Jean Jacques Goldman - puisque tu pars

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Commentaires
G
J’avoue ne m’être jamais attardé sur cette réflexion. Tu as bien raison. Je ressens exactement la même chose lorsque je réécoute cette chanson. En tant que fan de JJ Goldman, je te remercie de m’avoir fait redécouvrir le sens de cette perle de la chanson française :)
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S
oui clairement ! très intéressante cette différence entre suffire et suffisant, et ce basculement du sentiment à la personne.
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